///////////// Réunion de travail
(…)
Narratrice – Session de travail au château de Rambouillet.
Guillaume – Voici l’ordre du jour, avec son lot de nouvelles déplaisantes. Nous redoutons une crise imminente sur deux fronts, rien que ça… Suite au tremblement de terre qui a provoqué la destruction des bidonvilles et enclenché des émeutes, les campements humanitaires sont saturés. Les populations sont donc en train de traverser la Méditerranée par tous les moyens. Nous avons trois rapports de l’ONU nous interpellant sur notre politique d’accueil. Selon eux, il nous faudrait organiser la réception d’un quart des deux millions de réfugiés climatiques sur les cinq mois à venir. Suite à votre conversation de lundi, le secrétaire général de l’ONU, a tenté de nouveau de vous joindre ce matin. À l’intérieur, on a un souci du côté du patronat.
(…)
///////////// Scène du restaurant
Narratrice – François Huysmans, secrétaire général de l’ONU est au restaurant avec le président.
Président – Mon cher ami, ça me fait tellement plaisir de te retrouver ici! Voilà un moment que nous n’avons goûté la joie d’être tous les deux tranquilles.
François – Hé ! Hé ! Je ne te le fais pas dire mon vieux !
Président – Quarante ans ! Quarante ans depuis le collège.
François – Dès le début, les « twins-eyes », un seul regard voyait pour deux. C’est ça qui nous fait vibrer, non ?
Président – C’est vrai, malgré – grâce même – à la polémique, nous avancions toujours d’un seul pas, de l’internat jusqu’à la politique, moi à la tête d’une nation et toi à la tête des Nations unies. De quoi être fiers. Mais que t’arrive-t-il ?
François – Ton conseiller favori est boiteux. Président – Une entorse ?
Président – Une entorse ?
François – Oui ! Et je commence à l’aimer, car elle me fait ravaler mon orgueil. Elle me rappelle chaque jour que pour marcher, l’impotent que je suis a besoin de soutien.
Président – Pas besoin d’entorse pour cela. Regarde comment je suis depuis toujours tes précieux conseils… Que serai-je devenu sans ton soutien ?
François – Tu ne serais pas à la tête de ce pays.
Rires
Président – Rassure-moi, tu ne vas pas gâcher ce repas en m’en remettant une couche sur les réfugiés ? Une autre bouteille de Dom Pérignon, s’il vous plait.
François – Non, non. C’est un peu plus global que ça. Tu réalises que tu traverses un moment critique.
Président – Comment cela ? Tu me fais peur là.
François – écoute-moi. En choisissant de tenir à l’écart les migrants, tu as juste affirmé la volonté de tes citoyens de ne pas rajouter le poids des pauvres venus d’ailleurs sur la société d’ici. Et c’est bien normal. Mais nous sommes face à un problème sans précédent et il est exponentiel. Il faut repenser toute ta politique.
Président – Tu plaisantes ?
François – Non ! ça fait une semaine que je tente de te le dire. Et j’ai une solution toute simple pour bouger les lignes et les faire comprendre à la population.
Président – Mais je tiens à ma politique. Si le pays expulse, c’est aussi pour mieux protéger les ressortissants venus de l’étranger. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés lorsque nous voyons des mineurs contraints de se prostituer, lorsque des enfants sont obligés de voler dans les rues, des bébés utilisés comme prétexte à la mendicité… C’est un grave problème, d’un point de vue humain bien sûr, mais aussi d’ordre public.
François – Je sais, je sais. Mais là n’est plus le problème, parce qu’il y a tous les autres. Mon ami, veux-tu que je te dise ce que je vois ? En militarisant les frontières et en persistant à laisser le pays sous cloche, tu suscites la grogne à l’international. Le Comité pour l’élimination des discriminations raciales est très virulent à l’égard de Paris. Tu as déjà trois rapports de l’ONU sur le dos où l’on te reproche de te soustraire à tes obligations conventionnelles à l’échelle européenne.
Président – J’emmerde l’ONU.
François – Je t’en prie, il faut que tu m’entendes. L’ONU ne fait que proclamer ce que trop de pays n’ont plus le courage ou l’obstination de te répéter. Sur le plan international, tu ne vas pas pouvoir tenir. Le thème de l’immigration, s’il était encore porteur avant la catastrophe en Méditerranée, devient très délicat à manier aujourd’hui. À l’échelle européenne, malgré la bonne progression des partis de droite, chaque nation prend en charge sa part de réfugiés. Il n’y a que toi qui bloques et ce n’est pas tenable pour les autres. Il y a un risque de polarisation politique, économique et idéologique à l’égard du pays et ce risque est imminent, crois-moi. Tout cela va rapidement isoler la France et tu ne peux pas te permettre ce luxe.
Président – Tu penses bien que je ne peux pas ajouter ces réfugiés aux « sans-papiers » déjà présents. Je ne prendrai pas le risque de solder notre identité nationale, on ne me le pardonnerait pas.
François – Mais ça ne tient plus ça ! Face aux deux millions de personnes qu’il faudra bien que tu accueilles ! C’est dans la question du « Comment s’organiser à temps » que se situe le vrai enjeu. S’il te plaît. Il existe une parade toute simple que les gens peuvent entendre. écoute l’idée : Safia nous a provoqués, mais elle a eu le mérite de susciter un débat public sur l’immigration et l’ouverture aux autres en amont des grands bouleversements climatiques pronostiqués. À partir de ça, tu peux rebondir – laisse-moi parler – et comme la crise migratoire est commune à chaque pays européen, il y a une leçon à tirer de ces dernières semaines. Au lieu de résister, tu incorpores le discours de Safia. Plus d’affrontement, tu comprends ?
Président – Non !
François – Tu la prends à tes côtés. Toi, le défenseur de la raison d’état, tu choisis de renouer avec la protection de la dignité humaine.
Président – Ta proposition est inadmissible. N’importe lequel de mes citoyens perçoit au fond de lui l’immigration comme une menace pour son bien-être.
François – N’essaye pas de me faire croire que tu ne sais pas passer au-dessus de l’opinion publique. Et puis les sondages sont moins nets ces derniers temps.
Silence
François – Cette fille et toi, vous vous êtes engouffrés dans une confrontation insensée qui oppose la raison d’état aux pulsions de la conscience privée. Bon Dieu, vous avez raison tous les deux ! Au lieu de vous détruire en entrainant fatalement tout avec vous, unissez-vous ! Voilà une belle sortie de crise !
Président – Mais enfin, j’incarne celui qui montre les dents face à l’immigration. Comment peux tu cr…
François – Mais je sais bien, crois-moi. Tout ce que je te dis va dans le sens de tes intérêts. Désormais c’est à toi d’agir. Je ne peux plus rien pour toi – ça ne passe plus – ni à l’ONU, ni avec les chefs d’état. Rien ne t’est favorable.
Président – Je m’en fous. Comment peux-tu me donner des conseils aussi stupides ?
François – Regarde les remous à l’intérieur. L’armée a bouclé les frontières, mais des extrémistes pénètrent dans les camps italiens et espagnols pour malmener ceux qui ont déjà tout perdu. Tu réprimes durement les manifestations et ça réveille l’activisme et la colère. Ne sois pas si opiniâtre, il est encore temps de réparer le mal.
Président – Réparer le mal ! Qu’est-ce que tu peux débiter comme conneries.
François – Mon ami serait donc le président qui aura inculqué à ses concitoyens la dérision de la fraternité universelle ?
Président – Ne t’embarrasse pas trop de cette amitié.
François – Tu manques de mesure.
Président – C’est que je sens que tu n’es pas sincère.
François – Ta paranoïa t’égare. Mais enfin ! Tu as déjà perdu Amon, tu veux que je sois le suivant ?
Président – Que les bien-pensants me fatiguent !
François – Tes jours sont comptés. Si tu ne choisis pas d’ouvrir tes frontières, c’est par l’intérieur et par l’extérieur que tu chuteras. Tiens ! ça, ce sont les différents scénarios te concernant sur lesquels mes équipes ont travaillé.
Je te donne 24 heures pour choisir, après quoi je m’exprimerai publiquement sur le sujet.
(…)